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Le kiosque
L’intelligence « synthétique » : une autre façon de penser l’IA
Les cafés numériques que nous animons sont des occasions de réfléchir ensemble à la société digitale de demain. Nous avons naturellement abordé le sujet des intelligences artificielles à l'occasion de plusieurs d'entre eux, à chaque fois sous des angles différents, dans la relation client, à l'école, au travail, etc.
Aujourd’hui, on repart d’une lecture qui bouscule nos idées reçues : Ce qui échappe à l’intelligence artificielle, titre d'un ouvrage collectif dirigé par François Lévin et Étienne Ollion. Un chapitre nous a particulièrement marqué : celui de François Lévin, intitulé Dépasser les lignes de défense philosophiques contre l’IA. Pour une intelligence synthétique (pp. 69-93).
Loin de toute fascination ou de toute peur, il suggère d’imaginer l’IA comme une intelligence synthétique : non pas une simple imitation, mais une autre manière de produire de l’intelligence.
Pourquoi cette notion ? Les lignes de défense philosophiques
Depuis les débuts de l’IA, la philosophie a souvent adopté une posture défensive : protéger ce qui fait notre singularité humaine. Deux lignes dominent.
La première est éthique : on répète que les machines ne font que simuler. Elles calculent, elles produisent des résultats, mais sans intention, sans conscience, sans vérité. Bref, elles "font semblant".
La seconde est plus ontologique. Ici, l’IA n’est qu’une nouvelle étape dans l’emprise du calcul et de la rationalité instrumentale. En réduisant le monde à des équivalences, on perd sa singularité. C'est une critique plus générale de la modernité.
Ces critiques sont fortes, mais elles reposent toutes sur le même réflexe : protéger l’humain face à la machine et enferment l’IA dans le registre de la menace.
De l’artificiel au synthétique
Pour sortir de cette logique défensive, François Lévin s’appuie sur une distinction riche de sens : celle entre l’artificiel et le synthétique.
Pour illustrer cette notion, il prend l’exemple entre une pierre précieuse artificielle et une pierre précieuse synthétique. Un diamant artificiel est une simple imitation. Un diamant synthétique, lui, est chimiquement identique à un diamant naturel, au point qu’on ne peut plus les distinguer.
Mais l'intelligence Artificielle, contrairement au diamant, ne copie pas quelque chose qu’on comprend parfaitement car on ne connaît pas encore tous les ressorts de l’intelligence humaine. L’IA avance donc autrement : par essais, par théories successives. Elle ne reproduit pas, elle invente ses propres manières d’être intelligente.
C’est pourquoi Lévin rapproche davantage l’IA de la biologie de synthèse : un champ où l’on crée ce qui n’existe pas dans la nature — bactéries dépolluantes, algues produisant du biocarburant, molécules thérapeutiques inédites. De même, l’intelligence artificielle peut constituer des formes nouvelles d’intelligence.
L’IA cesse alors d'apparaître comme une simple imitation : elle devient un terrain d’invention.
L’imaginaire de l’IA : ours en peluche robotisé ou forêt tropicale ?
Le philosophe Benjamin Bratton, cité par François Lévin, oppose deux modèles.
Dans le modèle A, très répandue, on imagine l’IA comme un ours en peluche robotisé : une machine "presque humaine", pensée comme un compagnon docile ou un adversaire menaçant, mais toujours en miroir de nous.
Dans le modèle B, il la compare à une forêt tropicale synthétique : un écosystème foisonnant, complexe et imprévisible, qui ne cherche pas à nous imiter mais à produire d’autres formes d’intelligence, indifférentes à la comparaison avec l’humain.
Cette image de la forêt déplace notre regard : plutôt que de craindre une copie, il s’agit d’apprendre à cohabiter avec une diversité d’intelligences, aussi étranges que stimulantes.
Ce qui n’échappe pas à l’IA mais nous échappe à nous
C’est ici que la réflexion prend toute sa force. Et si la vraie question était : qu’est-ce qui, au contraire, n’échappe pas à l’IA mais nous échappe à nous ?
Prenons l’exemple du climat. François Lévin écrit : "L’irruption de l’idée de planète, de climat au niveau planétaire et donc de crise climatique est un produit secondaire de l’infrastructure computationnelle développée sur l’ensemble de la Terre et dont l’IA est la forme la plus aboutie."
Autrement dit, l’idée même de réchauffement climatique n’aurait peut-être jamais vu le jour sans la puissance de calcul de nos machines. Les modèles climatiques à grande échelle, générés par des supercalculateurs, ont rendu visible cette crise planétaire. En ce sens, nos façons de penser la Terre et d’imaginer un destin commun sont déjà, au moins en partie, le fruit de l’intelligence artificielle.
Vers une écologie des intelligences
L’IA joue ici un rôle de médiation. Des programmes de bioacoustique permettent déjà de décoder des sons imperceptibles : langages des dauphins, infrasons des volcans, ultrasons des forêts. Ces données, interprétées par des machines, donnent une voix à ce qui échappait à nos sens.
Ainsi, "les technologies de la Terre digitale permettent d’inclure dans nos prises de décision les non-humains et même les non-vivants", écrit François Lévin. Non plus seulement contrôler et surveiller, mais inventer une diplomatie avec la Terre.
Ce que cela change dans notre quotidien
Ces réflexions philosophiques trouvent déjà des échos dans nos vies quotidiennes.
En santé, l’IA détecte des anomalies invisibles à l’œil humain, comme des micro-tumeurs ou des signaux cardiaques faibles. Ellen’imite pas l’expertise médicale : elle crée une autre manière de voir.
En mobilité, les applications de navigation ne se contentent pas de calculer des trajets. Elles agrègent des milliards de données en temps réel et font émerger une intelligence collective du trafic, qui dépasse notre perception individuelle.
Dans le champ culturel, des IA génèrent des images, des harmonies et des récits inattendus. Ce n’est pas un simple "copier-coller" du style humain, mais parfois l’ouverture d’espaces créatifs inédits.
Conclusion
Parler d’ "intelligence synthétique", c’est accepter de déplacer la question. Plutôt que de se demander sans cesse ce qui échappe à l’IA, François Lévin nous propose d’en poser deux autres : qu’est-ce qui, dans l’IA, nous échappe à nous ? Et qu’est-ce qui, au contraire, n’échappe pas à l’IA mais nous échappe encore ?
Ces deux questions permettent de sortir d’une logique purement défensive. L’IA ne se réduit pas à une menace ni à une simple imitation : elle peut devenir une alliée cognitive. Elle nous aide à voir ce qui restait invisible, à penser à une autre échelle — celle du planétaire — et à nous confronter à d’autres formes d’altérité.
Mais cette promesse n’est pas neutre : elle dépend des données que nous collectons, des infrastructures que nous bâtissons et des choix politiques et économiques qui les orientent.
La vraie question, au fond, est peut-être celle-ci : quelle place voulons-nous donner à cette intelligence synthétique dans notre société, et comment garder sur elle un regard critique tout en explorant les nouveaux mondes qu’elle rend possibles ?
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